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Présentation

« La Cosa Nuestra » est une plongée en eaux troubles : paru en 1989, Jordi Bordas et Eduardo Martin de Pozuelo y relatent les moeurs d’un monde parallèle et fantasmé, celui des mafias internationales. Il s’agit d’un récit, celui d’une décennie d’activité mafieuses dans la péninsule, opérées par des réseaux de criminels italiens et turcs, dans une relative impunité : il est souvent fait état de poursuites menées par des magistrats italiens, voire européens, jamais espagnols. C’est un ouvrage riche, dense, qui dresse un tableau peu reluisant : traffic de drogue, terrorisme international et blanchîment d’argent à grande échelle sont le quotidien de ces « hommes d’honneur » qui vont choisir la « costa del sol » comme tête de pont de leurs affaires en Espagne.

Eduardo et Jordi sont deux journalistes à La Vanguardia quand leur vient l’idée d’explorer les mafias. Le thème leur tombe dessus, un peu par hasard : les deux accolytes se rencontrent sur un coin de table à la rédaction du journal barcelonais. Ensemble, ils vont collaborer sur un reportage au sujet de malversations autour du port de Barcelone. Quelques jours plus tard, ils reçoivent un coup de fil de Ménorque : un habitant les informe qu’un bateau fait parler l’île. Le « Benil » s’est échoué contre les récifs quelques jours plus tôt. A son bord, des marins turcs, et une mystérieuse cargaison qui fait rôder autour de la côte des gens peu recommendables. Des mafias en Espagne ? Les deux journaliste viennent de découvrir un thème qui ne s’épuisera jamais. Nous sommes en 1983.

Jusqu’en 1989, date de parution du livre, les auteurs vont passer six ans en connexion constante avec le monde des mafias, au cours desquelles ils publieront dans la Vanguardia nombre d’articles à ce sujet. Le crime organisé est propice à l’investigation par excellence : un monde de malfrats, plein de rituels, de codes secrets et de doubles –voire triple- identités. De plus, il s’agit d’un monde que le grand public croit connaître (à travers le cinéma), mais qu’il n’imagine pas éxister sur le pas de sa porte. Le grand apport de ce livre est de prouver que ces mafias, éprouvées par la justice dans leur pays respectifs (Italie et Turquie), ont trouvée en Espagne un terreau fertile au développement de leurs activités. Et pour démontrer cela, Eduardo Martin de Pozuelo nous confie que la méthode ne diffère que peu du journalisme traditionnel : « c’est la même chose que travailler dans les faits divers. Il suffit d’avoir un journal qui accepte de te financer, et le bon sens fait le reste. »


D’autant plus que dans cette spécialité, le journaliste bénéficie d’un allié de poids : la justice est la source principale. Les juges ont beaucoup collaboré avec les auteurs. Leur premier contact d’importance en Italie fût Luciano Violente, le président de la comission anti-mafia du parlement italien. Appartenant au Parti Communiste italien, son contact fût facilité par des amis de Izquierda Unida. Grâce à lui, ils furent présentés à Giovanni Falcone, Carlo Palermo et autres pointures de la lutte anti-mafia, qui allaient collaborer allègrement avec la presse. Etre espagnol peut, dans ce cas, être un avantage : un juge italien se confie plus facilement à un journaliste étrange, considéré comme « neutre », ou au moins dégagé des enjeux politiques italiens, omniprésents dans le thème mafieux. D’une manière générale, les magistrats ont un intérêt évident à alerter l’opinion publique sur l’ampleur du crime organisé. Et parfois un intérêt qui va au-delà : ainsi, au cours de leurs enquêtes, Eduardo et Jordi reçurent une invitation à se rendre au palais de justice de Trente : là-bas, le juge leur remit une copie de son information judiciaire. Il cherchait à ce qu’elle soit publiée dans la presse, au cas où « quelque chose » lui arriverait.

L’investigation des mafias est donc principalement composée de sources judiciaires, que Eduardo évalue à 80% du total. Beaucoup de lecture d’informations judiciaire, d’interviews de juges, et peu de rencontres avec les protagonistes : même incarcérés, les mafieux parlèrent très peu avec les auteurs. Leurs familles, si, mais toujours pour tenter de disculper leur parent. Une autre source notable est la police, mais de caractère inofficiel : impossible de citer précisément une source policière, les agents de police étant officiellement tenus au secret professionel. Ici plus qu’ailleurs, c’est la relation d’homme à homme qui fait la source : on en prend soin, on l’entretient et on prend garde à ne jamais la griller.

Enfin, une autre source notable, et non des moindre, vient des autres journalistes. Dans toute l’Europe, des journalistes traquent les mafias, depuis des journaux suisses, italiens, français, et tout ce petit monde finit par se connaître. La collaboration fonctionne pour plusieurs raisons : venant de pays différents, il n’y a pas de concurrence ni de lutte pour l’exclusivité, donc pas de rétension d’information vis-à-vis des collègues. Les auteurs de ce livre étaient les seuls à traiter de ce sujet en Espagne. De plus, selon Eduardo, un journaliste d’investigation peut vouloir éviter l’exclusivité, synonyme de solitude : quand on est le seul à traiter d’un thème, on court un plus grand risque de se tromper, où de ne plus intéresser les lecteurs.

En publiant régulièrement des articles sur les mafias italiennes et turques, les auteurs n’ont jamais été l’objet de menaces. Il faut dire que les « capos » cités dans le livre avaient d’autres chats à fouetter : Mussulullu le turc était et est toujours en cavale, recherché par Interpol ; quant à Vito Badalamenti, mort en prison en 2007, il était engagé dans une terrible guerre des mafias contre Luciano Leggi, d’où il allait sortir perdant. Jamais les journalistes n’ont été menacé de mort, mais à plusieurs reprises ils ont du prendre leurs jambes à leur cou : pendant l’épisode de Trente, quand le juge leur remit son information judiciaire, ils ne tardèrent pas à se rendre compte que les précaution pour rester discrets avaient été vaines : à l’hotel où ils résidaient, ils reçurent un coup de téléphone d’un mafieux qui voulait racheter les documents top-secrets. La Cosa Nostra savait qu’ils se trouvaient là et pourquoi. A toute allure, ils sautèrent dans la voiture et foncèrent vers Barcelone, à 190 km/h.

Finalement, la difficulté principale que rencontre un journaliste d’investigation est d’obtenir l’accord de son journal : cette discipline est lente et coûteuse, et peu de journalistes ont le luxe de pouvoir l’exercer. Si le journal est disposé à payer, le bon sens et un peu de chance font le reste ; dans le monde des mafias, où tout est imbriqué et relié, il a suffit aux auteurs de cet ouvrage d’observer d’un peu plus près pour découvrir un monde de scandales, jusque sur le pas de sa porte. Una cosa nuestra.


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